6
Au cours de mon entretien avec Térentia et la vestale Fabia, j’avais glané quelques renseignements sur Cassandre. Je décidai de consulter ensuite Fulvia, la femme deux fois veuve. Je lui avais rendu service dans le passé en faisant une enquête sur le meurtre de son mari, Clodius – en guise de paiement, elle m’avait donné Mopsus et Androclès – et je pouvais au moins espérer être bien accueilli. Aussi, après avoir quitté la maison de Cicéron, je rentrai chez moi prendre un déjeuner frugal et faire une petite sieste pendant la partie la plus chaude de la journée. Au moment où le soleil commençait à baisser, je partis voir la veuve la plus célèbre de Rome.
Cette fois encore, j’emmenai Davus avec moi comme garde du corps. Tandis que nous descendions par les rues familières du Palatin, je me rappelais l’époque de ma première rencontre avec Fulvia, qui venait d’être veuve. Encore sous le choc, elle était profondément affligée. Cela me paraissait un souvenir d’un autre âge. Était-ce possible que Clodius eût été assassiné sur la voie Appienne il y avait seulement quatre ans ? Rome avait été dévastée par des émeutes sanglantes. Les partisans de Clodius avaient incendié le Sénat. Le meurtre de Clodius avait marqué la transition entre la période où la guerre civile semblait impensable et celle où elle devenait inévitable. L’assassinat du premier mari de Fulvia avait été le commencement de la fin de notre République réduite en lambeaux.
Le chagrin éprouvé par Fulvia à la mort de Clodius avait été profond et sincère. Ils s’étaient vraiment aimés, je pense. Ils avaient aussi été des associés au sens large du terme, car Fulvia, en tant qu’épouse d’homme politique, avait été juste le contraire de la Térentia de Cicéron. C’était une femme qui avait ses opinions, ses plans, ses projets, ses alliés et ses ennemis. Elle complotait et intriguait avec son mari, et lui servait de plus proche conseiller. Sa mort l’avait privée d’un époux et d’un père pour ses deux enfants ; elle l’avait également obligée à renoncer à son rôle en politique. Les femmes ne peuvent jouer aucun rôle au Sénat ou dans les magistratures. Elles ne peuvent pas voter. Légalement elles ne peuvent même pas posséder de biens en leur nom propre, bien que les femmes intelligentes trouvent le moyen de contourner la loi, tout comme celles qui s’intéressent à l’actualité trouvent le moyen d’exercer leur influence, généralement par l’intermédiaire de leur mari. Tant que vivait Clodius, Fulvia avait été l’une des personnes les plus puissantes de Rome. À sa mort, elle était devenue pareille à un colosse soudain frappé de paralysie et aphasique.
Mais une femme aussi intelligente, aussi riche et aussi ambitieuse que Fulvia ne pouvait se résigner à rester longtemps dans l’état d’apathie où vous laisse le veuvage. Ses qualités avaient dû séduire les hommes. Quand elle accepta d’épouser Gaius Curion, bien des gens pensèrent qu’elle avait trouvé le mari qui lui convenait. Il faisait partie de son entourage depuis des années, il appartenait à ce cénacle de jeunes gens brillants et ambitieux, à l’appétit vorace et débordants de projets pour refaçonner le monde à leur propre image, des hommes comme Dolabella, Clodius, Caelius et Marc Antoine. À ce qu’on disait, Fulvia aurait préféré Marc Antoine s’il avait été libre et pas déjà marié à sa cousine Antonia. Fulvia avait choisi Curion, l’ami d’enfance (certains disaient l’amant) de Marc Antoine, comme étant le meilleur parti après lui. Mais Curion était en fait un choix préférable, la plupart des gens en convenaient, car il était plus malléable et moins enclin à la débauche que Marc Antoine.
Comme Marc Antoine, Curion s’était allié très tôt à César. Jamais il n’avait cessé de faire du prosélytisme pour César et jamais son dévouement n’avait fléchi. À vrai dire, c’est en grande partie grâce à l’influence de Curion que Marcus Caelius était entré dans le clan. À la veille de la guerre, Caelius et Curion étaient partis à cheval tous les deux pour être aux côtés de César quand il franchirait le Rubicon. Mais alors que Caelius avait fini par être relégué à un poste secondaire de préteur à Rome, Curion avait reçu le commandement de quatre légions. Lorsque César avait mis le cap sur l’Espagne, il avait envoyé Curion attaquer les forces de Pompée commandées par Caton en Sicile. Caton, mal organisé et pris au dépourvu comme tous les autres partisans de Pompée, avait abandonné l’île sans coup férir. Curion, dont cette conquête facile avait tourné la tête, avait laissé deux de ses légions en Sicile et avec les deux autres gagné l’Afrique. C’est alors qu’il se heurta à des difficultés.
Pour certains, sa conquête de la Sicile avait été trop facile, elle l’avait rendu présomptueux et téméraire. Pour d’autres, c’étaient la jeunesse et le manque d’expérience militaire de Curion qui l’avaient fait tomber dans le piège tendu par le roi Juba. On prétendait également que c’était une simple question de malchance.
La campagne de Curion en Afrique avait assez bien commencé. D’abord, il entreprit de s’emparer du riche port d’Utique détenu par Varus, le commandant de Pompée. Une petite troupe de soldats numidiens envoyée par le roi Juba essaya de venir en aide à la ville, mais Curion la repoussa. Il attira Varus en dehors de la ville pour lui livrer bataille. C’est là que Curion commit sa première erreur qui, seulement grâce à un coup de chance, ne lui fut pas fatale. Il envoya ses fantassins dans un ravin abrupt où on aurait pu facilement leur tendre une embuscade. Pendant ce temps, sa cavalerie réussit à balayer l’aile gauche de l’ennemi, et les hommes de Varus, qui avaient été repoussés, manquèrent une occasion facile de détruire l’adversaire. Après l’avoir échappé belle, Curion aurait pu réfléchir. Au contraire, il s’enhardit et se prépara à assiéger Utique.
Dans l’intervalle, le roi Juba avait rassemblé son armée et marchait pour secourir Utique. Juba était très lié à Pompée, car il avait été le protecteur de son père. Et il détestait Curion pour la bonne raison qu’il avait récemment proposé que Rome annexât la Numidie par la force.
Curion apprit que Juba approchait. Effrayé, il envoya chercher ses deux autres légions en Sicile. Mais des déserteurs de l’armée de Juba l’informèrent que seule une petite troupe de Numidiens avançait. Curion envoya sa cavalerie, qui s’engagea dans une escarmouche avec l’avant-garde de Juba. D’après les informations qui lui parvinrent, Curion crut que cette avant-garde constituait toute la force numidienne. Pensant la détruire afin de pouvoir continuer le siège, il se hâta d’aller de l’avant avec ses légions pour se battre. La chaleur était écrasante ; il fallait traverser des étendues de sable brûlant. Les Romains se heurtèrent à l’armée numidienne tout entière. Ils furent encerclés et massacrés.
Une poignée des hommes de Curion réussit à s’échapper. Curion lui aussi aurait pu s’enfuir et avoir la vie sauve, mais il refusa d’abandonner ses troupes. Un survivant, qui informa César du désastre peu après son retour d’Espagne, rapporta les dernières paroles de Curion : « J’ai perdu l’armée que César m’avait confiée. Comment pourrais-je me trouver face à face avec lui ? »
Curion combattit les Numidiens jusqu’à sa mort. Ils lui tranchèrent la tête et envoyèrent le trophée au roi Juba. Une fois de plus, Fulvia s’était retrouvée veuve.
En imaginant son état d’esprit, ce n’est pas sans hésitation que je m’approchai de chez elle. Le bâtiment avait un aspect intimidant. Clodius avait construit sur le mont Palatin cet édifice monstrueux, gigantesque, pareil à une forteresse. De ce somptueux quartier général il commandait les bandes de voyous qui étaient à son service. Des terrasses fortement inclinées, ornées d’une multitude de rosiers et pavées de dalles étincelantes en marbre multicolore, flanquaient l’immense cour où Clodius haranguait jadis la foule de ses partisans. Le portail en fer était ouvert, et tandis que Davus et moi traversions la cour à grands pas en faisant crisser le gravier sous nos pieds, je regardais devant moi l’escalier qui menait au large porche et vis une couronne noire sur la lourde porte de bronze. Veuve depuis neuf mois, Fulvia était encore en deuil de Curion.
Nous gravîmes les marches. Un énorme anneau de bronze sur la porte servait de heurtoir. Davus le souleva et le laissa retomber avec un fracas épouvantable. Nous attendîmes. Aucun judas n’était visible, cependant j’avais l’impression troublante d’être observé. Tout le monde savait que Clodius aimait aménager des passages secrets, dissimuler des portes et percer des trous dans les murs. C’était sa passion.
Enfin, j’entendis le raclement d’une pièce de bois que l’on soulevait ; la porte s’ouvrit lentement en grinçant sur ses gonds. Un esclave athlétique nous fit entrer, puis referma d’un geste brusque la porte et laissa retomber la lourde solive à sa place pour bloquer l’entrée.
Je m’étais déjà trouvé dans ce vestibule durant les jours qui suivirent le meurtre de Clodius. Apparemment, Curion, en devenant le nouveau maître de la maison, n’avait opéré aucune modification. Les sols et les murs étaient en marbre très brillant. Des tentures rouges tissées de fils d’or encadraient le couloir qui menait à l’atrium, où le plafond soutenu par de hautes colonnes en marbre noir atteignait la hauteur de trois étages. Au centre de l’atrium, un bassin peu profond était décoré de mosaïques noir et argent qui miroitaient. Elles représentaient le ciel, la nuit et les constellations. Le ciel véritable, visible à travers une ouverture loin au-dessus de nous, commençait juste à prendre la couleur bleue intense du crépuscule.
Je me tournai vers l’esclave qui nous avait fait entrer.
— Dis à ta maîtresse que Gordianus…
— La maîtresse sait qui tu es et pourquoi tu es venu, répondit-il avec un sourire sardonique. Suivez-moi.
Il nous fit traverser des couloirs et des galeries décorées de fresques et de statues. Des esclaves se déplaçaient en silence, allumant des braseros et des flambeaux fichés dans des supports sur les murs. J’étais presque certain d’avoir déjà suivi ces mêmes couloirs, mais la maison était tellement vaste que je ne pouvais en être sûr. Finalement nous montâmes un escalier et on nous introduisit dans une pièce pourvue de grandes fenêtres dont les volets ouverts laissaient entrer les derniers rayons du jour. Les murs peints en vert étaient bordés de frises bleu et blanc ornées de grecques. Par les fenêtres, je vis les rayons dorés du soleil couchant qui brillaient sur les toits des maisons du mont Palatin et faisaient rougeoyer les temples orientés à l’ouest au sommet du lointain Capitole. Cette lueur rouge se reflétait, inondant la pièce et créant une atmosphère intime malgré la hauteur du plafond et l’immensité du panorama.
Fulvia et sa mère, Sempronia, étaient assises devant l’une des longues fenêtres, vêtues d’une stola d’un bleu très foncé. Un bambin – le fils de Curion – essayait de marcher sur une couverture aux pieds des deux femmes. Les autres enfants de Fulvia, le fils et la fille qu’elle avait eus de Clodius, n’étaient pas dans la pièce.
— Tes visiteurs, maîtresse, dit l’esclave.
— Merci, Thraso. Tu peux te retirer.
Fulvia tourna son regard vers moi. Pareille à un homme d’affaires qui bouillonne d’idées et de projets, elle avait toujours une tablette de cire et un stylet à portée de la main.
Sa mère, Sempronia, en dépit de la dureté de ses traits, semblait la plus maternelle des deux. Elle fit semblant de ne pas nous apercevoir, ni Davus ni moi, tandis qu’elle roucoulait des mots tendres et tendait les bras vers le petit garçon qui était sur la couverture, l’encourageant à se mettre debout et à faire un pas en avant.
— Merci de me recevoir, Fulvia. Mais je suis intrigué de… comment savais-tu que c’était moi, alors que je ne m’étais pas annoncé ?
Elle jeta un coup d’œil à son fils qui réussit à rester debout un instant avant de tomber en avant sur les mains et sur les genoux, puis elle me regarda à nouveau.
— Il y a un judas caché à une extrémité du porche. Thraso t’a examiné, puis est venu en courant me faire ton portrait. Ce ne pouvait être que toi, Gordianus. « Un nez de boxeur ; une tignasse gris fer avec des fils d’argent ; des yeux qui étincellent comme ceux d’un homme deux fois plus jeune ; une barbe taillée par une épouse attentive. »
— En fait, ces temps-ci, c’est ma fille Diana qui me taille la barbe. Mais je craignais que tu aies pu m’oublier, Fulvia.
— Je n’oublie jamais un homme qui pourrait m’être utile. Mais je ne crois pas avoir rencontré ce garçon, ajouta-t-elle en tournant son regard vers Davus. « Des épaules de Titan, mais le visage de Narcisse », m’a rapporté Thraso.
— C’est mon gendre, Davus. Thraso m’a également précisé que tu savais pourquoi j’étais venu. J’en suis d’autant plus étonné que je n’en suis pas sûr moi-même.
— Vraiment ? répondit-elle en souriant. Je t’ai vu aux funérailles et tu as dû me voir. Je m’attendais plus ou moins à ta visite. C’est au sujet de Cassandre, je suppose ?
Sempronia frappa soudain dans ses mains. Une esclave accourut. Sempronia déposa un baiser sur le front de son petit-fils, puis dit à la jeune fille qui en avait la charge de l’emmener. Tandis qu’elle l’éloignait, le petit garçon se mit à pleurer. Ses gémissements retentirent dans le couloir, puis devinrent de moins en moins forts. Sempronia se mordit l’index, l’air nerveux, mais Fulvia resta impassible.
— J’espère que tu n’as pas renvoyé l’enfant à cause de moi ? demandai-je.
— Bien sûr que non, répondit Sempronia, qui finit par tourner les yeux vers moi.
Sous son regard je perdis un peu de mon audace. C’était bizarre qu’une femme qui pouvait être si tendre avec un bambin pût tellement intimider un adulte.
— Si nous parlons de la sorcière, ce n’est pas convenable de le faire en présence d’un enfant, dit-elle.
— C’est ce qu’était Cassandre ? Une sorcière ?
— Naturellement, repartit Sempronia. Pensais-tu que c’était une simple mortelle ?
— Elle était certainement… mortelle, affirmai-je avec calme.
— Elle a été assassinée, n’est-ce pas ? demanda Fulvia.
Sous le feu croisé de leurs regards, j’eus l’impression que celui de la fille n’était pas moins perçant que celui de la mère. Pourtant, je ne sais trop pourquoi, cela ne me déplaisait pas que Fulvia me dévisageât si franchement. Par contre, le regard de Sempronia était décapant, il vous dénudait complètement. Celui de Fulvia avait un effet purificateur, comme s’il dissipait les ténèbres ou les malentendus qui pouvaient obscurcir nos relations. Ses yeux étaient intelligents, vifs, engageants. Ce n’était pas surprenant qu’elle ait eu pour maris deux des hommes les plus brillants de Rome, et les plus malchanceux.
— Pourquoi crois-tu que Cassandre a été assassinée ? demandai-je.
— Parce que je suis au courant des circonstances étranges de sa mort. Elle est morte subitement… sur la place du marché… dans tes bras. A-t-elle été empoisonnée, Gordianus ? On dit qu’elle a été en proie à d’horribles convulsions.
— Qui dit cela ?
— Mes yeux et mes oreilles.
— Tes espions ?
— Il se passe fort peu de choses à Rome dont je ne sois pas au courant, précisa Fulvia en haussant les épaules.
— Que sais-tu d’autre sur son assassinat ?
— Si tu me demandes qui a pu faire une chose pareille ou comment ou pourquoi, je ne peux te répondre. Je l’ignore. Mais une femme comme Cassandre aurait pu être dangereuse pour un certain nombre de personnes. Elle n’avait pas seulement le don de voir le proche avenir, tu sais ; elle avait des visions d’événements lointains.
— Pouvait-elle vraiment voir l’avenir ?
— C’était une sorcière, interrompit Sempronia.
Son ton impliquait que j’avais déjà eu ma réponse et que je devais être plus attentif.
— Une sorcière, dis-tu. Jetait-elle des sorts, lançait-elle des malédictions, guérissait-elle les malades ?
— Elle n’a rien fait de la sorte dans cette maison, répondit Sempronia, mais qui peut dire quels pouvoirs elle possédait ? Elle devait être capable de voir au-delà du présent et des quatre murs qui l’entouraient.
— Comment le sais-tu ?
Sempronia ouvrit la bouche pour répondre, mais Fulvia leva une main pour la faire taire.
— Laisse-moi lui raconter, maman.
— Pourquoi devrions-nous faire des confidences à cet individu ? dit Sempronia d’un ton irrité.
— As-tu oublié, maman ? Quand Clodius a été assassiné, Gordianus a été parmi les premiers à venir ici présenter ses respects. Il s’est suffisamment intéressé à cette affaire pour chercher la vérité.
— Mais c’est un vieux larbin de Cicéron.
Sempronia cracha le nom.
Fulvia plissa les yeux. Elle et Cicéron étaient de vieux ennemis qui ne se faisaient pas de cadeaux.
— C’est vrai que tu as fait ta réputation en travaillant pour Cicéron, n’est-ce pas, Gordianus ?
— Je ne dirais pas cela. Je dirais plutôt que Cicéron a fait sa propre réputation pendant que je travaillais pour lui. Je n’ai jamais été son larbin. Au cours de nombreuses années, nos relations sont passées par des hauts et des bas. Récemment j’ai perdu tout contact avec lui. Cela fait des mois que je n’ai pas eu de ses nouvelles.
— Pourtant, tu es allé chez lui pas plus tard qu’aujourd’hui, fit remarquer Fulvia.
Je levai un sourcil.
— Je t’ai dit, Gordianus, qu’il se passe peu de choses à Rome dont je ne sois pas au courant.
— Oui, tes yeux et tes oreilles. Pourtant, tu ne sais pas qui a tué Cassandre ?
— Je ne suis pas omnisciente, expliqua Fulvia d’un air piteux. J’ai parfois un bandeau sur les yeux.
J’acquiesçai d’un signe de tête.
— C’est vrai, je suis allé chez Cicéron ce matin afin de voir Térentia pour la même raison que je suis venu te voir. Tu t’es montrée aux funérailles de Cassandre, ce qui signifie que tu devais la connaître autrement que de façon accidentelle. Qui était-elle ? D’où venait-elle ?
Je m’étais adressé à Fulvia, mais sa mère me répondit :
— C’était une sorcière égyptienne ! Cela va de soi ! Toutes les sorcières les plus puissantes viennent d’Égypte de nos jours. Elles ont du sang grec dans les veines – ce qui explique pourquoi Cassandre avait les cheveux blonds et les yeux bleus – mais, à la différence des Grecs modernes, elles n’ont pas oublié l’ancienne magie. Les traditions sont restées bien vivantes en Egypte : la confection des amulettes, l’art de formuler les malédictions, ou de dire la bonne aventure. Cassandre était une sorcière égyptienne.
— Nous ne le savons pas de source sûre, maman, objecta Fulvia. Ce n’est qu’une supposition.
— Tes yeux et tes oreilles ne t’ont jamais dit d’où venait Cassandre ? demandai-je.
— En ce qui la concernait, j’étais bizarrement sourde et aveugle, admit Fulvia. C’était comme si Cassandre était descendue d’une comète sur terre. Autant que je sache, c’est ce qui s’est passé.
— Quand l’as-tu rencontrée pour la première fois ?
— Il y a des mois.
— Combien ?
— C’était en novembre, l’année dernière.
Si c’était vrai, Fulvia avait rencontré Cassandre avant ce fameux jour de janvier où j’avais vu la vestale Fabia l’emmener dans le temple.
— En es-tu sûre ?
— Naturellement ! Comment pourrais-je oublier ce jour cruel ?
Son visage s’assombrit.
— Que dois-je te dire, Gordianus ? Tout ? Oui, pourquoi pas ?
Elle leva la main pour faire taire sa mère qui était sur le point de soulever une objection.
— César était encore à Rome, tout excité par les succès qu’il avait remportés en Espagne et à Massilia. Les nouvelles en provenance de l’Adriatique n’étaient pas aussi bonnes ; Dolabella était impuissant face à la flotte de Pompée. Mais de Sicile…, ajouta-t-elle en soupirant et en fermant les yeux un moment. De Sicile était parvenue une excellente nouvelle : mon mari avait conquis l’île et puis, ce qui était encore plus encourageant, Gaius était passé de l’autre côté, en Afrique.
Fulvia baissa les yeux et s’éclaircit la voix.
— Chaque jour ici, nous attendions des nouvelles de son avance. Un messager nous annonça qu’il s’était emparé d’Utique. Quelle joie ! Puis un second rapport démentit le premier : Utique était encore assiégée mais allait tomber aux mains de Gaius d’un moment à l’autre. À la maison, la joie était toute relative. Nous attendions la nouvelle d’une grande victoire. Ma mère plaisanta même en disant que bientôt…, la voix de Fulvia se brisa. Bientôt notre famille serait la famille de Curion l’Africain – le conquérant de l’Afrique !
« C’est pénible de rester à l’arrière, conclut Fulvia en secouant la tête. On devrait permettre à une femme de suivre son mari sur le champ de bataille.
Je manifestai ma surprise.
— La femme de Pompée l’a accompagné quand il s’est enfui de Rome. J’ai cru comprendre qu’elle est avec lui encore maintenant.
— Ce n’est pas ce que je veux dire. Il ne s’agit pas de faire partie des bagages. Dans un monde plus évolué, j’aurais été autorisée à accompagner Gaius, pas simplement en tant qu’épouse, mais en tant que commandant en chef associé ! Oui, je le sais, l’idée même est absurde ; aucun centurion n’accepterait les ordres d’une femme. Mais j’aurais été présente pour conseiller Gaius, pour l’aider à prendre une décision après avoir entendu l’avis de ses subordonnés, pour juger si les renseignements en provenance du champ de bataille étaient exacts, pour élaborer une stratégie. Si j’avais été là…
Sempronia lui toucha le bras pour la réconforter. Fulvia saisit la main de sa mère puis continua :
— Au lieu de l’accompagner, j’ai croupi ici à Rome. N’est-il rien de plus cruel que d’attendre sans rien savoir ? Certains jours, j’avais l’impression d’être à bord d’un vaisseau en pleine tempête, ballottée entre l’espoir et le désespoir au point d’en perdre l’esprit. D’autres fois, tout était si calme et si immobile que je croyais être emprisonnée dans un navire encalminé. Les heures défilaient, mornes, vides. L’attente sans fin, le guet, les questions. Et puis…
« Comme je l’ai dit, continua-t-elle, cela s’est passé en novembre l’année dernière. J’étais allée en visite chez l’un des parents de Gaius pour savoir s’il avait reçu des nouvelles de lui, mais il n’en savait pas plus que moi. Je rentrais à la maison en litière et traversais le forum. Les rideaux étaient tirés. Personne ne pouvait me voir, mais comme c’était un jour ensoleillé et que les rideaux n’étaient pas parfaitement opaques, je voyais assez bien pour savoir que nous passions près du temple de Castor et Pollux. Je pensais à Gaius, bien sûr. Alors j’entendis une voix.
« C’était une voix de femme. Elle provenait de l’extérieur, mais cette voix avait un timbre si étrange… et à cause des paroles qu’elle prononça… elle semblait presque provenir de mon cerveau. La voix dit : Il n’est plus vivant maintenant. Il est mort en combattant. Il est mort en héros.
« Ces paroles me glacèrent le sang à tel point que je crus que j’allais m’évanouir. Soudain, il parut faire noir à l’intérieur de la litière, comme si un nuage avait avalé le soleil. J’ordonnai à mes porteurs de s’arrêter. C’était presque un cri que j’avais poussé. La litière s’immobilisa si brusquement que je fus projetée en avant. Thraso passa la tête entre les rideaux, l’air anxieux. Il me demanda ce qui n’allait pas. « N’as-tu rien entendu ? » demandai-je. Il me regarda d’un air interdit. « Une voix de femme, précisai-je. Elle m’a adressé la parole quand nous sommes passés devant le temple. »
« Thraso regarda derrière lui dans la direction d’où nous étions venus. « Il n’y a personne là-bas, dit-il, excepté une folle qui marmonne et fait les cent pas sur les marches du temple. » « Amène-la ici », lui ordonnai-je.
« Il partit la chercher. Quelques instants plus tard, il ouvrit les rideaux de la litière et, pour la première fois, je vis Cassandre. Elle portait une tunique crasseuse. Elle avait l’air effrayé et déconcerté. Thraso devait la tenir d’une poigne ferme, sinon elle se serait enfuie.
« Tu m’as parlé il y a quelques instants, quand ma litière passait devant les marches du temple », lui dis-je. Elle secoua la tête et me regarda comme si j’étais folle. « Tu m’as parlé, insistai-je. Répète. Répète les paroles que tu as prononcées ! »
« La voix qui s’éleva semblait venir d’outre-tombe au point que Thraso tressaillit. Elle ne paraissait pas lui appartenir. La voix était trop âgée pour une femme si jeune. C’était comme si elle ne sortait pas de ses lèvres. Pourtant elle ne pouvait venir d’ailleurs. Elle vous donnait le frisson, elle vous mettait les nerfs à vif. Il n’est plus vivant maintenant. Il est mort en combattant. Il est mort en héros, répéta-t-elle.
« Ces paroles me troublèrent encore plus la seconde fois que je les entendis. Elles me bouleversèrent. Je me mis à trembler et à pleurer. J’ordonnai à Thraso de me ramener chez moi aussi vite que possible. « Qu’est-ce que je vais faire d’elle ? » me demanda-t-il.
« Je voyais bien qu’il ne voulait pas s’occuper de cette femme, mais je lui dis de l’amener avec nous. Il fit la grimace et lui serra encore plus fortement le bras. Il referma les rideaux et ordonna aux porteurs de se hâter de rentrer à la maison.
« Une fois arrivée, je demandai à Thraso d’amener cette femme ici, dans cette pièce. Elle était encore plus sale que je ne le pensais. Ses vêtements étaient en haillons. Elle sentait mauvais, comme si elle n’était pas allée aux thermes depuis des jours. D’une voix tout à fait normale elle me dit qu’elle avait faim. Son comportement n’était ni menaçant, ni inquiétant, ni même bizarre. Elle semblait intimidée de se trouver dans une maison aussi somptueuse. Je dis à Thraso d’aller lui chercher quelque chose à manger et à boire. Puis je demandai à l’inconnue ce que signifiaient ses paroles.
— Et que t’a-t-elle répondu ?
— Elle m’a dit qu’elle ne se souvenait de rien. J’étais déjà ébranlée. Je piquai une colère… je ne savais plus où j’en étais… j’insistai. Elle se fit toute petite et pleura à chaudes larmes. Soudain elle se mit à trembler et à se contorsionner. Ses yeux se révulsèrent. Elle parla à nouveau de cette voix étrange, caverneuse, qui semblait venir des espaces célestes. Elle me décrivit une plaine désertique, un soleil aveuglant, un vent torride. Elle entendait des hommes crier, elle voyait des épées briller, elle percevait le grésillement du sang répandu sur le sable brûlant. Elle vit Gaius. Ce ne pouvait être que Gaius, car elle m’en fit une description exacte : ses cheveux noirs bouclés, ses yeux bleus étincelants, sa mâchoire intrépide, l’ombre d’un sourire qui éclaire toujours son visage dans les circonstances difficiles. Elle le vit revêtu de son armure miroitante, bien qu’il eût la tête nue car il avait perdu son casque. Il était seul, séparé du reste de ses hommes, cerné, son épée fendait l’air jusqu’au moment où… il tomba. Les ennemis se ruèrent sur lui. Et puis…
— Arrête, Fulvia !
Sa mère lui serra le bras au point que les jointures de ses doigts devinrent toutes blanches, mais Fulvia poursuivit :
— Et puis… elle vit à nouveau le visage de Gaius s’élever en l’air, comme si, par miracle, l’homme s’était remis debout au milieu de cette horde d’assassins. Qui plus est… il souriait. Il arborait un grand sourire comme un enfant, dit-elle. Alors… alors la vision se fit plus précise et elle se rendit compte… qu’il n’y avait pas de corps sous le cou. On lui avait tranché la tête qui dégoulinait de sang. Le Numidien qui l’avait décapité l’exhibait à la vue de tous. Gaius semblait sourire parce que… parce que la main qui avait empoigné ses beaux cheveux noirs tirait sur les muscles de son visage, lui faisant ouvrir la bouche et montrer les dents…
Pendant tout ce long récit, Fulvia garda ses yeux fixés sur moi comme si elle me mettait au défi de détourner mon regard. C’est ce que je finis par faire, incapable de supporter le chagrin que j’y lisais. Ses yeux ne brillaient pas parce qu’ils étaient pleins de larmes, on y découvrait une peine atroce, aiguë, glacée, qui excluait les larmes.
Fulvia respira profondément.
— Aussi brutalement qu’elle avait commencé, la crise se termina. La femme était redevenue une simple mendiante résignée, ahurie, affamée, incapable de se souvenir de ce qu’elle venait de dire. J’étais abasourdie, sans voix. On apporta la nourriture. Je la regardai manger. Elle était pareille à une bête, totalement dénuée de bonnes manières. Je ne pouvais supporter son odeur, aussi je lui fis prendre un bain. J’ordonnai de brûler ses haillons et demandai à une de mes esclaves de lui chercher une tunique à sa taille. L’esclave trouva une vieille tunique bleue qui lui allait parfaitement. Quand je la vis toute propre et bien habillée, je me rendis compte qu’elle était très belle. Je chargeai Thraso de lui trouver un endroit pour dormir et de la surveiller.
« À l’aube, Thraso vint me dire que la femme avait dormi profondément toute la nuit. Moi, je n’avais pas fermé l’œil. Je demandai à Thraso de ne pas laisser partir la femme, de lui donner à manger et à boire ce qu’elle voulait, de l’enfermer à clef dans sa chambre si nécessaire. Mais c’était moi, la prisonnière. Je me retirai dans ma chambre. Je ne vis personne, je ne parlai à personne, pas même à ma mère. J’attendis, la mort dans l’âme. De ces fenêtres, je vis le soleil se lever et se coucher sur la cité. Je passai une autre nuit sans dormir.
« Le jour suivant – deux jours après que la femme m’eut fait le récit de sa vision –, César réunit ceux qui font partie de son cercle intime et leur annonça qu’il venait de recevoir des nouvelles d’Afrique. Marc Antoine vint tout de suite m’informer. Je le reçus ici dans cette pièce, mon cœur battait si fort que c’est à peine si je pouvais entendre les paroles de mon visiteur. Il savait que j’exigerais de lui tous les détails. Il me rapporta avec précision tout ce que le messager avait relaté à César. La bataille dans le désert, la chaleur étouffante, l’ultime combat de Gaius, même le fait qu’il avait perdu son casque avant que l’ennemi ne l’encercle. Chaque détail correspondait à ce que m’avait dit la femme. Le plus bizarre, c’est que le messager fit part d’une rumeur selon laquelle le roi Juba aurait ri lorsqu’on lui remit la tête de Gaius, non par malveillance, mais parce que Gaius semblait lui sourire. Tu comprends, Gordianus ? La femme avait tout vu, absolument tout. Comme si elle avait été présente.
« Je fis mon possible pour maîtriser mon émotion – après tout, je m’attendais au pire avant sa venue –, mais je ne pus m’empêcher de pleurer. Marc Antoine tenta de me consoler du mieux qu’il put. En fin de compte, je crois que c’est moi qui le consolai. Lui et Gaius avaient été très proches depuis leur enfance, aussi proches que peuvent l’être deux hommes, peut-être même plus proches à certains égards que Gaius et moi.
« Je finis par parler à Marc Antoine de la femme qui se trouvait chez moi, et du fait qu’elle m’avait déjà annoncé la nouvelle deux jours auparavant. Marc Antoine déclara que c’était impossible. César venait tout juste d’être informé, et lui avait transmis la nouvelle en premier. J’essayai de lui dire avec quelle précision la femme avait vu les détails de la mort de Gaius, mais Marc Antoine refusa d’écouter. Nous avions bu pas mal de vin à ce moment-là, et il avait un peu perdu la tête. Il n’était pas d’humeur à m’entendre. Je l’envoyai se coucher dans l’aile de la maison réservée aux invités, puis j’allai chercher la femme.
« Elle était partie. Elle s’était volatilisée en quelque sorte, alors même que Thraso la surveillait. Je me rendis compte que je ne savais rien d’elle, même pas son nom ni où elle habitait, à supposer qu’elle eût un domicile fixe. Je songeai à envoyer Thraso à sa recherche, mais à ce moment-là je n’en vis pas l’utilité.
Elle m’avait dit ce que je voulais savoir et cela n’avait servi qu’à me rendre malheureuse pendant deux nuits où je n’étais pas parvenue à dormir, avant qu’arrivât la nouvelle de source sûre. Et aussi… j’avais un peu peur d’elle. C’était une sorcière en quelque sorte. Si elle était capable de voir les événements qui se passaient en Afrique, qui sait quels autres pouvoirs elle pouvait posséder ? Elle-même ne semblait pas comprendre ses dons et quel usage en faire. Peut-être était-elle dangereuse. Je ne voulais pas d’elle chez moi.
J’acquiesçai d’un signe de tête, j’avais enregistré tout ce que m’avait dit Fulvia.
— Tu ne l’as pas revue, alors ?
Quelque chose changea dans son regard, comme si une porte qui avait été ouverte se refermait soudain. Elle parut évasive.
— Thraso m’a signalé plus tard qu’elle était devenue une habituée du forum et des marchés. On lui avait donné un nom : Cassandre. Je lui ai demandé de s’informer sur elle, mais il n’a pas pu découvrir grand-chose, sinon que je n’étais pas la seule dans la cité à mettre à profit les dons de Cassandre.
— Quelles étaient ces autres femmes ?
— Tu les as vues, les femmes qui sont venues à ses funérailles. Si tu veux connaître ce qu’elles savaient de Cassandre, demande-leur toi-même. Si tu découvres quelque chose d’intéressant sur elle, si tu découvres qui l’a tuée, viens me le dire, Gordianus. Je te récompenserai généreusement. J’aimerais savoir, juste par curiosité. Après tout je me suis montrée tout à fait franche avec toi.
Comme pour contredire ses paroles, le petit sourire que je n’avais pas vu sur son visage depuis qu’elle avait commencé son récit réapparut, et j’eus l’impression qu’elle me cachait quelque chose.
— Tu ne l’as jamais revue, face à face ?
— Peut-être pendant quelques minutes, mais cette rencontre était sans importance. Je n’ai rien d’autre d’intéressant à te dire, répondit-elle en haussant les épaules. Je suis fatiguée maintenant, soupira-t-elle. Je crois que je vais me reposer un peu avant le dîner. Je suis désolée, mais il faut que je vous dise adieu, Gordianus, à toi et à ton jeune gendre taciturne mais très beau. Thraso va vous reconduire tous les deux.
Elle détourna les yeux pour regarder par la fenêtre. Quelques instants plus tard, sa mère en fit autant. Toutes deux contemplaient au loin un nuage éclairé par les dernières lueurs rose vif du crépuscule qui se détachaient sur un fond de lapis lazuli. Un semis d’étoiles encore pâles scintillait dans le firmament qui s’obscurcissait.
L’esclave nous fit descendre l’escalier et emprunter les longs couloirs. Nous avions atteint l’atrium d’une hauteur vertigineuse quand un autre esclave arriva en courant et nous dit d’attendre. Thraso tiqua, puis comprit la raison pour laquelle on nous retenait. Tout au bout du couloir que nous venions de longer, Sempronia se dirigeait vers nous à une allure étonnante pour une femme de son âge. Alors qu’elle se rapprochait, elle fixa son regard sur moi, pareille à un faucon prêt à fondre sur sa proie.
D’un bref signe de la main elle congédia les esclaves. Nous étions au pied d’une des immenses colonnes de marbre noir qui soutenaient la lucarne, tout là-haut au-dessus de nos têtes. Sempronia s’approcha de moi et m’adressa la parole en chuchotant d’une voix rauque. Sa voix se perdit dans le vaste espace sans qu’il y eût d’écho.
— Ma fille n’a pas été tout à fait franche avec toi, Gordianus.
Je levai un sourcil, craignant qu’un commentaire pût la décourager. Elle avait décidé de me faire confiance. Que voulait-elle me dire ?
— Ma fille a beaucoup souffert dans sa vie, expliqua Sempronia en fronçant les sourcils. C’est à cause de son ambition démesurée, naturellement. Elle est encore plus ambitieuse que je ne l’étais à son âge.
Sempronia esquissa un pâle sourire qui n’avait rien de cordial.
— Parfois je me dis : « Si seulement elle avait été un garçon. » Mais bien sûr, si elle en avait été un, elle se serait probablement déjà fait tuer. Comme Clodius, comme Curion. Mais je me trompe peut-être. Fulvia est plus intelligente qu’eux. C’est une malédiction pour une femme d’être plus intelligente que son mari. Fulvia a été victime de cette malédiction à deux reprises. Les ambitions et les rêves de Clodius et de Curion égalaient les siens, toutefois leur intelligence n’était pas à la hauteur. Maintenant, la voilà veuve à nouveau, avec des enfants de ses deux mariages, des enfants auxquels il faut donner la meilleure chance possible dans ce monde qui va naître sur un champ de bataille, loin de Rome.
— Et si c’est Pompée qui gagne la bataille ? demandai-je.
— Inutile d’envisager ce désastre, répondit-elle en respirant bruyamment. Non, César l’emportera, j’en suis convaincue.
— Parce que Cassandre l’a dit ?
— Peut-être, répondit-elle en me faisant un autre sourire glacial.
— Et si César triomphe, que se passera-t-il alors ?
— Il faudra un autre mari à ma fille. Et, cette fois-ci, elle devra choisir le bon, un homme aussi avisé et aussi impitoyable qu’elle, un homme qui sache saisir les occasions au vol, qui ait l’âme chevillée au corps ! Un homme capable de donner à mes petits-enfants la place à laquelle ils ont droit dans le nouveau monde en gestation.
J’acquiesçai d’un signe de tête.
— Fulvia a vu Cassandre une seconde fois, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Parce que Cassandre pouvait lui donner un aperçu de l’avenir.
— Exactement ! La sorcière pouvait voir au-delà du temps et de l’espace. Mais ce n’est pas Fulvia qui a amené Cassandre ici la deuxième fois. C’est moi qui suis allée la chercher. Fulvia ne voulait pas d’elle en cette maison. Elle avait peur de connaître l’avenir, elle craignait qu’il ne fût aussi sinistre que son passé. Mais je lui ai dit qu’une femme devait se servir de tous les moyens à sa disposition pour faire son chemin dans le monde. Si la sorcière pouvait lui donner ne serait-ce qu’un faible aperçu de ce qui l’attendait, alors elle devrait utiliser à bon escient ces informations.
— Quand l’as-tu amenée ici ?
— Il y a un peu moins d’un mois.
— Et qu’a prédit Cassandre à Fulvia ?
— La gloire ! Le pouvoir ! La richesse ! Ma fille se trouvera à la première place devant toutes les femmes de Rome.
— Même devant Calpurnia ?
— César triomphera, mais il n’est pas immortel. Il lui faudra un successeur.
— Tu veux dire que César sera roi et passera sa couronne à un autre ? demandai-je en me renfrognant. C’est cela qu’a prédit Cassandre ?
— Rien d’aussi précis. Les visions de Cassandre n’étaient pas toujours claires et elle ne les comprenait pas toujours. Elle ne pouvait même pas s’en souvenir ensuite. Elle ne pouvait que les décrire quand elles lui venaient à l’esprit.
— Et quand tu l’as amenée ici la seconde fois, qu’a-t-elle vu ?
Une expression proche de l’extase illumina un instant le visage de Sempronia, mais au lieu de lui adoucir les traits, elle les rendit encore plus durs, plus intimidants.
— Elle a vu Fulvia vêtue d’une stola du plus beau pourpre, rayée d’or, avec un diadème sur la tête. À côté de Fulvia, mais dans son ombre, se tenait un homme – un colosse musclé revêtu d’une armure éclaboussée de sang et une épée sanglante à la main. Lui aussi avait un diadème sur la tête, mais Cassandre a vu le motif de son plastron et de son bouclier : une tête de lion.
— Marc Antoine, murmurai-je.
— Qui d’autre ? C’est leur destin de se marier. J’aurais pu dire cela moi-même à Fulvia sans l’aide de la sorcière.
Le fait que Marc Antoine était déjà marié lui paraissait sans importance.
— Qu’est-ce que Cassandre a vu d’autre ?
Le regard de Sempronia me glaça.
— Comme Marc Antoine, Fulvia tenait une épée ensanglantée dans une main.
— Et dans l’autre ?
— Une tête tranchée au niveau du cou !
— Comme avait été tranchée la tête de Curion ? murmurai-je.
— Oui, mais c’était la tête de quelqu’un d’autre, la tête de l’homme que ma fille déteste le plus au monde.
Parlait-elle de Milon qui avait été exilé pour le meurtre de Clodius et qui, disait-on, fomentait en ce moment une révolte dans le Sud avec Marcus Caelius ? Ou du roi Juba, qui avait ri quand on lui avait remis la tête de Curion ? Je chuchotai leur nom, mais Sempronia secoua la tête et me regarda d’un air méprisant.
— La sorcière l’a décrit de façon suffisamment claire. Non pas comme pourrait le faire un portraitiste ou un sculpteur, mais en utilisant des symboles. Des lèvres d’où coule le miel, a-t-elle dit ; une langue de serpent, des yeux de furet, un nez fendu à l’extrémité comme un pois chiche…
— Cicéron, murmurai-je.
Son nom venait du mot citer qui signifie pois chiche.
— Oui ! C’était la tête de Cicéron que Fulvia exhibait !
César triomphant mais mort, Marc Antoine roi et Fulvia sa reine, et Cicéron décapité, voilà donc ce qu’allait être l’avenir de Rome ? Le découragement m’envahit. Je compris soudain pourquoi Sempronia s’était confiée à moi. Ce n’était pas parce que j’avais en quelque sorte gagné sa confiance. Elle me soupçonnait toujours d’être le larbin de Cicéron, peut-être son espion. L’instant d’après, elle exprima clairement ce qu’elle désirait.
— Va donc, Gordianus ! Retourne chez cette garce, Térentia, et dis-lui ce que je viens de te dire. Ma fille ne tardera pas à ôter ses vêtements de deuil pour revêtir une stola de mariée. Alors ce sera au tour de Térentia d’être en deuil ! Cela fait longtemps que Cicéron est devenu l’ennemi de cette maison. Il n’a jamais manqué une occasion de calomnier Clodius tant que Clodius vivait, et il l’a calomnié encore plus cruellement après sa mort. Il a aussi diffamé Curion, tout en prétendant être son ami. Il a dénigré l’affection que Curion portait à Marc Antoine. Il a rapporté à Pompée que Curion avait pris le parti de César parce que c’était un lâche et un opportuniste. En vérité, Curion est mort en héros, loyal à la cause de César jusqu’au dernier instant. Mais Cicéron ne tardera pas à regretter la souffrance que ses paroles ont causée dans cette maison. Ma fille y veillera !
Son objectif atteint, Sempronia appela Thraso et lui commanda de nous reconduire.
Tandis que nous descendions les marches, la grande porte de bronze se referma avec un bruit sourd derrière nous. Davus se tourna vers moi, les yeux écarquillés, et me demanda :
— Cassandre était-elle réellement une sorcière, beau-père ?
— Je n’en sais rien, Davus. Mais si les sorcières existent vraiment, il se pourrait que tu en aies rencontré une.